Sous le coeur suspendu

Presse

La guerre du coeur suspendu

par Yan Ciret

 

On aurait pu penser qu'Alexandre Fernandez serait le metteur en scène - comme ce fut le cas de Patrice Chéreau, ou d'autres aujourd'hui - d'un seul auteur : Bernard-Marie Koltès. Erreur de perspective, déjà son montage Passages Koltès (et notamment Entre chien et loup; la ville s'était vidée d'après le roman La fuite à cheval très loin dans la ville de B.M Koltès) laissait entrevoir un démarquage très net dans le jeu des corps. Une forme de surréalité, une plongée dans une féerie noire, gothique comme un poème nervalien, rendait caduque toute interprétation naturaliste. Une ligne toute différente, une écriture en somme, traversait en rimes filées ce panoramique dédié à l'écrivain. C'était oublier que d'autre pièces, ou adaptation, avaient précédé.

 

On se souvient d'un superbe Woyzeck, où déjà la physique s'affranchissait de la pesanteur, la matière y était tordue à la manière d'un métal concassé, sous pression. Le texte en lambeaux subissait une "compression" véritable césarienne dans l'histoire du soldat dément, lui-même inachevé, mutilé par Büchner. Là où il n'y a pas matière, il n'y a pas théâtre. Voilà, ce qui ressort avec force du travail d'Alexandre Fernandez. La matière dans toutes ses métaphores, comme un métal que l'on brûle, surchauffe à la flamme alchimique, philosophale. C'était le cas de ses "interprétations" de Beckett, pouvait-on aller plus loin dans le matérialisme du langage devenu outil à attraper le non-sens, plus avant dans l'absence de lumière pour un monde qui l'attend comme une apocalypse ? Cet univers en rase-motte frayait avec la déshumanisation des rapports entre les êtres, la mécanique du pouvoir prenait déjà le pas sur tout échange possible.

 

Quelque chose de drôle, sarcastique et sombre, rendait l'attente de Godot dérisoire. Les poubelles de Fin de partie résument, assez bien, le mur matériel qui sépare l'homme de sa propre histoire. Fameuse hypothèse, l'histoire est-elle un processus sans sujet, l'individu en est-il chassé comme d'un paradis perdu.

 

Il y avait dans ces fragments, sans doute quelque chose d'existentiel, pour leur metteur en scène. Une vision du monde social en tant qu'Enfer; mais qui peut lui donner tort ? C'est un peu le contre-pied dribblé de ce nihilisme, qu'Alexandre Fernandez fait venir avec Sous le coeur suspendu. On le pressent d'abord à l'énergie incroyable déployée dans cette pièce performance. Ensuite, le désir n'y est pas seulement un objet de transaction, de commerce, comme dans sa version Koltèsienne, mais une circulation d'affects corporels. Cela change toute la donne, et cette oeuvre écrite par son metteur en scène ressemble à une chorégraphie en ligne brisées, avec voix. Les corps du couple se disjoignent, s'accrochent, se percutent avant de s'effondrer et de se relever, avec des portées dignes d'un cirque anatomique. Face à ce duo éperdu d'amour, l'allégorie de "La Parole Travestie" exhibe sa terreur, car là est bien son règne : la peur. Mais le pouvoir de la peur, celle qu'on inflige aux autres, n'est que l'envers de la peur du pouvoir, le vrai, celui que l'on exerce sur soi-même comme un archer zen ou un champion d'échec.

 

Il y a donc, sous le coeur suspendu, deux principes qui s'affrontent dans une guerre totale. Celui du mensonge qui a éliminé la toute puissance de la vérité en se substituant à elle, contre ces "amants de la nuit" qui brisent toutes les règles. À commencer par celle du théâtre, on peut voir ainsi la pièce, un théâtre de la parole tournant à vide en bataille contre une langue en mouvement dans des corps eux-mêmes bougés, articulés et désarticulés comme des membres de phrases charnelles. Liaisons dangereuses et déliaisons d'un texte assemblé sur mesure pour tous les gestes de la révolte passionnelle. On n'en est pas encore à la révolution, mais Sous le coeur suspendu contient assez de mise en crise de tout un système pour ne pas y faire songer, sinon rêver.

 

Voilà, peut-être, l'attrait final de cette pièce dansée-jouée, le coeur est suspendu, sans s'être arrêté de battre pour autant, on l'entend comme le Diable des Visiteurs du soir, son rythme par saccades assourdissantes claque à la manière d'une bannière dans la nuit. Ce n'est rien, c'est du théâtre, ça s'appelle Sous le coeur suspendu, son auteur danse et parle dans la pièce, c'est sa voix et c'est son corps.

 

Yan CIRET : critique et essayiste, collabore notamment à Art-Press, Les Cahiers de Médiologie et France Culture. Il vient de publier Chroniques de la scène monde (ed. La presse du vent 2000).


« Il est à mon avis certain que tout art est investi par les puissances refoulées d'une enfance… La création artistique est l'exemple le plus accompli de ce qu'est une sublimation des désirs inconscients. C'est la raison pour laquelle le grand art peut être à la fois provoquant, transgressif, et universel. La subjectivité humaine reconnait en lui la force irrésistible des traces cachées des désirs… Il éprouve dans cette reconnaissance un trouble suspect en même temps qu'une admiration rationnelle. C'est ce mélange que nous appelons le sentiment du Beau. » Alain Badiou, Éloge du théâtre, 2013.

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